Blog #7 (2/3) – Anatomie d’une révolte populaire
- Gabriel LAUDE
- 31 mai
- 20 min de lecture

Sommaire
La révolte du Pérou andin et populaire
Une répression sanglante dans les villes andines
L'essor des mobilisations à Lima
Des soupçons d'infiltration par des éléments radicaux
Au coeur des manifestations dans la capitale
Une décision tardive mais résolue
L'effervescence de la place 2 de Mayo
Les voix de la contestation
Une manifestation désorganisée mais déterminée
Quand les mots deviennent des armes
Clap de fin
Conclusions
Une société civile entre désespoir et combativité créative
Un an après, une impasse politique qui perdure
Dans cette seconde partie, je poursuis mon récit en m’immergeant au cœur des mobilisations populaires qui ont secoué le Pérou après la destitution de Pedro Castillo. J’y raconte comment, dans les jours et les mois qui ont suivi le 7 décembre 2022, la colère des populations andines et rurales s’est transformée en une vague de contestation sans précédent.
J’explore d’abord la dynamique des mobilisations en m’attardant sur les différentes formes que celle-ci adopte, la répression aveugle qui s’abat sur les manifestants, mais aussi l’organisation collective et les formes d’entraide qui ont permis au mouvement de durer dans un contexte particulièrement hostile. Je termine mon analyse en évoquant la brutalisation dramatique du discours politique et les fractures sociales et politiques que ce mouvement a mises en lumière de manière criante entre le Pérou populaire et le pouvoir central.
Je fais ensuite le récit de mon expérience personnelle au cœur des manifestations à Lima. J’y raconte mes doutes, mes motivations, et les émotions ambivalentes qui m’ont traversé alors que je décidais de rejoindre la contestation…
La révolte du Pérou andin et populaire
Suite à la destitution du président Pedro Castillo le 7 décembre 2022, une vague de contestation, principalement portée par les populations andines s’est rapidement propagée à travers le pays. Les manifestants revendiquaient pêle-mêle la démission de la présidente par intérim Dina Boluarte, la dissolution du Congrès, la tenue de nouvelles élections anticipées, la libération de Pedro Castillo et la convocation d'une assemblée constituante. Ces mobilisations, marquées par une répression violente des forces de l'ordre, ont révélé les profondes fractures politiques et sociales du pays, opposant le Pérou populaire, andin et rural au pouvoir central et aux élites de la capitale. Malgré l'État d'urgence décrété dans plusieurs régions, les manifestants ont persisté dans leur mouvement, organisant des grèves, des blocages et des marches massives vers la capitale, déterminés à faire entendre leurs voix et à obtenir des changements structurels dans la gouvernance du pays.
Une répression sanglante dans les villes andines
La contestation a connu plusieurs phases distinctes. Dans un premier temps, les manifestants ont privilégié les blocages de routes et l'occupation d'infrastructures stratégiques comme les axes routiers et les aéroports. Ces actions visaient à paralyser l'économie pour faire pression sur le gouvernement. Les affrontements avec les forces de l'ordre se sont multipliés, faisant de nombreuses victimes civiles.
La violence de la répression exercée par les forces de l'ordre péruviennes m'a profondément choqué. Comment un gouvernement pouvait-il à ce point mépriser la vie de ses citoyens ? Les témoignages et images qui circulaient étaient accablants : tirs à balles réelles sur des manifestants désarmés, usage disproportionné de gaz lacrymogènes, arrestations arbitraires... Le bilan humain est alarmant, avec plus de 60 morts et des centaines de blessés. Les victimes de la répression ont été particulièrement surreprésentées dans les grandes villes sud andines comme Ayacucho et Juliaca. À Ayacucho, les forces armées ont tiré plus de 1200 balles en 7 heures le 15 décembre 2022, faisant 10 morts. À Juliaca, dans le département de Puno, 17 personnes ont été tuées en une seule journée le 9 janvier 2023.
Cette réponse brutale et disproportionnée contrastait fortement avec la gestion des manifestations de 2020 contre le président par intérim Manuel Merino, où deux morts dans les manifestations s’étant déroulées à Lima avaient suffi à provoquer la démission de dernier. Ce « deux poids, deux mesures » reflète une véritable déshumanisation des populations andines qui forment le noyau dur de ce mouvement de contestation. Ainsi, les manifestants ont rapidement été qualifiés de délinquants, de vandales voire de « terroristes », accusations relayées au plus haut niveau de l'État, par des membres du gouvernement et du parlement, par des militaires en charge du contrôle des régions placées sous leur contrôle, et par nombre de médias nationaux. Ce discours, qui a permis de créer un climat propice à une répression disproportionnée et indiscriminée des forces de l’ordre, évoquait celui utilisé pendant le conflit armé interne péruvien (1980-2000) pour justifier les exactions contre ces mêmes populations.
L’essor des mobilisations à Lima
Face à la violence de la répression dans les grandes villes andines, la mobilisation s’est progressivement étendue à la capitale Lima, prenant un tournant plus politique avec l'organisation de grandes marches pacifiques. Ce virage politique s'est manifesté par une stratégie visant à influencer directement le pouvoir central et à amplifier la visibilité nationale du mouvement. Le point culminant a été la Prise de Lima (Toma de Lima) du 19 janvier 2023, qui a vu converger vers la capitale des milliers de manifestants venus de tout le pays et, en particulier, des régions andines.
Par la suite, les secteurs périphériques de Lima, les fameux cônes (conos), ont rejoint le mouvement avec la Marche des Cônes (la Marcha de los Conos) du 4 février 2023. Cette mobilisation a vu des milliers de personnes, principalement issues de quartiers populaires du nord et du sud de la capitale comme San Juan de Lurigancho, Villa María del Triunfo et Carabayllo se diriger vers le centre-ville. Leur participation a illustré l'élargissement du mouvement à des groupes sociaux variés, renforçant ainsi la voix de populations souvent marginalisées dans le débat public.
Dans les mois qui ont suivi, une seconde et une troisième Prise de Lima ont eu lieu en mars et juillet 2023 témoignant de la persistance du mécontentement populaire. La troisième Toma, bien qu'elle ait attiré un nombre significatifs de participants issus d'organisations syndicales et sociales, n'a pas eu la même ampleur ni le même impact que les précédentes, marquant ainsi la fin du cycle de mobilisation initié le 7 décembre 2022.
Ces manifestations de plus en plus massives et successives illustrent non seulement l'inscription dans la durée d'un mouvement de contestation résolu à faire entendre sa voix, mais aussi sa popularité et sa légitimité croissante au sein de la population. Néanmoins, il convient de noter que les Liméniens se sont finalement peu mobilisés en proportion, soulignant les divisions persistantes entre les régions et la capitale, et compromettant ainsi le succès et l'impact escomptés du mouvement sur la scène politique nationale.
La solidarité comme pilier de la résistance
Par ailleurs, si ce mouvement de protestation a pu s’inscrire de cette manière dans la durée, au-delà de la seule détermination des manifestants, c’est en grande partie grâce à la capacité d'organisation des communautés rurales et indigènes, particulièrement dans le sud andin.
Les populations aymaras de Puno ont mobilisé leurs structures traditionnelles d'entraide, comme l'ayni, un système de réciprocité remontant à l’époque précolombienne, afin de coordonner efficacement les actions de protestation, de partager les ressources et les responsabilités au sein de la communauté, et d'assurer la logistique nécessaire pour maintenir la mobilisation.
Un élan de solidarité s'est également manifesté entre les personnes originaires de Puno (puneños) résidant à Lima et les manifestants venus de Puno. Les associations de résidents, comme le Club Departamental Puno, ont fourni un soutien logistique essentiel lorsque des milliers de personnes sont arrivées à Lima pour participer aux protestations en fournissant un soutien logistique, des lieux d'hébergement et de la nourriture aux manifestants. Des commerçants et entrepreneurs puneños ont également mis à disposition leurs locaux pour héberger les manifestants, certains bâtiments accueillant jusqu'à 200 personnes. Cette solidarité a dépassé les structures formelles, avec de nombreux puneños ouvrant leurs maisons et préparant des repas pour les manifestants.
Les « casseroles communes » (ollas comunes), un mode de restauration collectif et autogéré ayant des racines historiques dans les mouvements sociaux et les périodes de crise économique au Pérou, ont permis de nourrir les manifestants venus de tout le pays, notamment lors des grands rassemblements à Lima. Cette forme d'organisation collective a ainsi contribué à maintenir la mobilisation dans la durée, en offrant un soutien matériel et moral essentiel aux manifestants face à la répression.
Enfin, le monde universitaire n’a pas été en reste non plus. À l'Université San Marcos – la plus ancienne université d’Amérique dont l’implication dans les mouvements sociaux s’inscrit dans une longue tradition qui remonte au début du XXe siècle –, des étudiants de l’une des principales organisations étudiantes ont transformé le campus en centre d'hébergement et point de collecte de vivres pour les manifestants en prévision de la Prise de Lima du 19 janvier. Malgré l'opposition de la direction et les menaces de sanctions, ils ont maintenu leur action, qualifiée de « geste humanitaire » par l'ancien recteur Manuel Burga, et appelé au dialogue avec la direction. Cette occupation pacifique s'est toutefois terminée brutalement le 21 janvier lors d'une intervention policière qui a bafoué le principe d’autonomie universitaire et s'est soldée par l'arrestation de 200 personnes.
Des soupçons d’infiltrations par des éléments radicaux
Cependant, au-delà de sa dimension populaire et spontanée évidente, le mouvement de contestation a également fait l'objet de soupçons d'infiltration par des groupes radicaux. Certains médias et autorités péruviennes ont notamment pointé du doigt la présence en arrière-fond du Mouvement pour l'Amnistie et les Droits Fondamentaux (MOVADEF).
Créé en 2009, le MOVADEF est considéré comme le bras politique du Sentier Lumineux, un parti communiste péruvien d’orientation maoïste prônant la lutte armée et étant à l’origine du conflit armé interne qui a déchiré le Pérou entre 1980 et 2000. Cette organisation a notamment milité pour la libération d'Abimael Guzmán, le fondateur du Sentier Lumineux, jusqu’à sa mort, et continue de militer pour demander la libération d'autres personnes emprisonnées pour terrorisme. Cette organisation, qui compte environ 3 500 membres, a tenté à plusieurs reprises de s'inscrire comme parti politique, mais ses demandes ont été rejetées à chaque fois en raison d'une « idéologie contraire aux principes démocratiques », la justice péruvienne ayant d'ailleurs ordonné sa dissolution en octobre 2024.
Pendant les manifestations, les autorités ont régulièrement accusé le MOVADEF d'infiltrer le mouvement pour le radicaliser. Des sources médiatiques rapportent que des membres présumés du MOVADEF auraient été arrêtés lors de manifestations à Lima en janvier 2023. Les autorités les accusaient de chercher à radicaliser le mouvement et à provoquer des actes de violence. Le ministre de l'Intérieur de l'époque, Vicente Romero, a déclaré lors d'une conférence de presse : « Nous avons identifié des individus liés au MOVADEF qui tentent d'infiltrer les manifestations pacifiques pour les détourner de leur objectif initial ».
Ces accusations d'infiltrations doivent toutefois être considérées avec prudence, l'invocation du spectre du Sentier Lumineux étant devenue une tactique politique récurrente de la droite péruvienne pour discréditer tout mouvement contestataire. Ces allégations ont ainsi été vivement contestées par les organisations de la société civile et les leaders des mouvements de protestation, qui y ont vu une tentative de délégitimer leurs revendications. Cette forme de stigmatisation a ainsi contribué à justifier une répression particulièrement violente, notamment dans les régions andines.
Pour autant, si la présence d'éléments radicaux au sein des manifestations ne peut être totalement exclue, elle ne doit pas occulter la nature profondément populaire et les revendications légitimes d'une grande partie des manifestants.
Au cœur des manifestations dans la capitale
Le jeudi 19 janvier 2023 restera gravé dans ma mémoire comme le jour où j'ai finalement décidé de plonger au cœur des mobilisations qui secouaient le Pérou depuis plus d'un mois. Après des semaines d'hésitation, tiraillé entre ma volonté de m'engager et ma stupéfaction face à la violence des événements, j'ai choisi de participer à la Toma de Lima, cette journée de mobilisation massive qui promettait d'être un moment clé de la crise en cours. L'expression « Prise de Lima » n'a pas été choisie au hasard et peut être interprétée de deux manières. D’une part, on peut y voir une critique du centralisme excessif qui contraint les habitants des régions à se rendre dans la capitale pour faire entendre leur voix. D’autre part, on peut aussi l'interpréter comme une aspiration à transformer les dynamiques de pouvoir traditionnelles. Dans cette optique, « s'emparer » symboliquement des espaces associés au pouvoir central est une manière pour les manifestants de rediriger les revendications et le mécontentement des provinces vers le cœur décisionnel du pays.
Une décision tardive mais résolue
Ma décision de participer à la manifestation ne s'est pas prise à la légère. Pendant des semaines, j'avais observé les événements depuis le confort de mon logement, partagé entre fascination intellectuelle et paralysie émotionnelle face à la brutalisation de la vie politique péruvienne. Mais au fond de moi, quelque chose me tracassait. Un sentiment de culpabilité diffus grandissait jour après jour. Je me demandais : Comment pouvais-je, moi qui me passionne pour les luttes du passé, rester passif face à celles du présent ? Comment pouvais-je, moi, petit-fils de Manuel Arce Zagaceta, homme politique illustre qui a dédié sa vie à essayer de changer son pays, me dérober face à l'urgence du moment ?
C'est alors que le destin, ou peut-être simplement le hasard, a frappé à ma porte. Le matin même de la manifestation, Cucha, une amie de ma mère que je connais depuis mon plus jeune âge, me propose de me joindre à son groupe « d'artivistes » – contraction d’artiste et d’activiste – pour participer à la marche. Je n’hésite pas une seconde et j’accepte sa proposition, sentant que c'était l'occasion que j'attendais pour sortir de ma torpeur et prendre part à ce moment historique.
L'effervescence de la place 2 de Mayo
Nous nous retrouvons sur la place 2 de Mayo, dans le centre de Lima, lieu de concentration des manifestants avant le début de la marche. L'ambiance est électrique, un mélange d'excitation et d'appréhension flotte dans l'air. Des milliers de personnes venues de tout le pays se rassemblent, brandissant des pancartes colorées et scandant des slogans. Je suis frappé par la diversité des personnes présentes, reflet de la mosaïque culturelle péruvienne : des paysans des Andes côtoient la jeunesse de Lima, des femmes en jupe traditionnelles (polleras) marchent aux côtés de jeunes en jeans et tee-shirts.
C'est à ce moment-là qu'on me confie une pancarte à l’effigie d’un jeune homme assassiné lors d’une manifestation dans la région de La Libertad. Il s'appelait Carlos Huamán Cabrera. Il avait 26 ans et était originaire d’Amazonie péruvienne. La musique était sa passion et il était l'un des premiers chanteurs du célèbre orchestre de cumbia Ilusión Sensual. Peu avant les événements tragiques, Carlos avait quitté sa région natale pour trouver du travail. Il était arrivé dans la ville de Chao, dans la province du Virú (région de La Libertad), seulement 15 jours avant sa mort. Là-bas, il avait trouvé un emploi comme cueilleur de myrtilles dans une exploitation agricole. Le soir du 13 décembre 2022, Carlos était sorti dîner en ville avec ses cousins. C'est en rentrant de ce dîner qu'il s'est retrouvé pris au milieu d’une fusillade lors des affrontements entre manifestants et forces de l'ordre d’après son épouse Leidy. Contrairement aux affirmations initiales de la police qui parlaient d'un coup de pierre à la tête, l'autopsie a révélé qu'il avait succombé à une blessure par balle au thorax. Il est décédé dans la nuit du 13 au 14 décembre 2022. Sa mort tragique et prématurée a non seulement brisé les rêves d'un jeune artiste prometteur, mais elle a aussi laissé dans le deuil son épouse et orphelin de père un enfant de 7 ans.
En tenant cette pancarte, je prends soudainement et viscéralement conscience de la tragédie en cours avec laquelle j’entretenais jusque-là un rapport essentiellement intellectuel. Je n'étais plus un simple observateur, mais le porteur de la mémoire d'une vie fauchée trop tôt. L'espace d'une après-midi, je serais la voix qui ne sera jamais plus de ce jeune homme, victime innocente de la brutale répression policière.
Les voix de la contestation
Autour de moi, les revendications fusent de toutes parts. Le leitmotiv qui revient sans cesse dans la clameur de la foule est « Qu'ils s'en aillent tous ! » (¡Que se vayan todos!), expression d'un rejet total de la classe politique. Les manifestants exigent la démission de Dina Boluarte, la fermeture du Congrès, de nouvelles élections immédiates et la convocation d'une assemblée constituante pour rédiger une nouvelle constitution. Certains manifestants réclament également la libération de Pedro Castillo et sa réinstallation comme président de la République, mais cette revendication est moins consensuelle parmi les protestataires.
Les chants et les slogans résonnent dans les rues de Lima. L'un d'eux est particulièrement populaire parmi les manifestants et deviendra par la suite l’hymne de ce mouvement social : « Cette démocratie n'est plus une démocratie, Dina assassine le peuple te répudie » (Esta democracia, ya no es democracia, Dina asesina el pueblo te repudia). Ces mots expriment non seulement le sentiment de trahison ressenti par une grande partie de la population envers le système politique, mais aussi une condamnation directe de la présidente Boluarte, perçue comme responsable de la répression meurtrière des manifestations en régions.
Un autre slogan qui revient souvent sur les pancartes est le jeu de mots « Dina Baluarte », transformant le nom de la présidente Boluarte en « rempart » (baluarte), pour dénoncer son rôle perçu comme celui d'un rempart protégeant les intérêts des élites contre les demandes populaires.
Une manifestation désorganisée mais déterminée
Vers 16 heures, le cortège se met en marche. C'est là que je commence à m’interroger face à la désorganisation apparente du mouvement. Contrairement à mon expérience des manifestations de grande ampleur en France, souvent bien encadrées et suivant un parcours précis, le tracé semble ici être flou et changeant. Il n'y a pas de leaders clairement identifiés dirigeant la marche, mais plutôt une multitude de petits groupes avançant de manière plus ou moins coordonnée. Cette absence de structure me déconcerte dans un premier temps. Je me demande alors comment un mouvement aussi disparate peut espérer avoir un impact réel.
Cependant, mes doutes se dissipent peu à peu au fil de la marche, et je commence à voir cette désorganisation sous un autre angle. N'est-elle pas le reflet d'un mouvement véritablement populaire, spontané, sans hiérarchie imposée ? Une expression authentique de la colère et des espoirs d'un peuple las d'être dirigé d'en haut ? Malgré tout, je ne peux m'empêcher de m'interroger sur l'efficacité d'une telle approche. Comment formuler des demandes claires et négocier avec le pouvoir sans porte-paroles légitimes ? Comment maintenir la mobilisation dans la durée sans structure organisationnelle solide ?
Ces questions tournent dans ma tête alors que nous nous engageons dans l'avenue Arequipa, une longue artère reliant le centre de Lima aux quartiers bourgeois de San Isidro et Miraflores plus au sud. Le cortège s'est quelque peu clairsemé, mais l'énergie reste palpable. Après avoir progressé de manière continue au sein du cortège, je me retrouve soudain, presque à mon insu, en tête de la manifestation. Ironie du sort, après avoir tant hésité à m'engager activement dans ce mouvement social, je me retrouve soudain propulsé à son avant-garde, porté par l'euphorie collective des jeunes manifestants qui m'entourent.
C'est alors qu’on aperçoit un cordon de police au loin. Mon cœur se met à battre plus fort. Allons-nous faire l’objet de la même répression brutale qui s’est abattue sur les manifestants dans le reste du pays ? Le cortège s'infiltre alors dans une rue adjacente, cherchant à contourner le barrage. Dans ce moment de tension, je ressens toute l'incertitude et la fragilité de notre action, mais aussi sa force brute et sa détermination.
Après quelques tirs de gaz lacrymogènes et la division du cortège principal en petits groupes de manifestants, je songe alors à rentrer chez moi. Malgré mon expérience des manifestations en France, je me sens inquiet de la tournure que peuvent prendre les événements à Lima. Conscient de mes limites dans cet environnement moins familier et potentiellement plus imprévisible, je décide de me retirer malgré ma volonté profonde de soutenir le mouvement jusqu’à son dénouement.
Cette décision, bien que prudente, s'avérera judicieuse au vu de l'intensification des affrontements dans la soirée. Des scènes de guérilla urbaine se dérouleront dans le centre historique, avec des manifestants lançant des pierres face aux salves de gaz lacrymogène de la police. Un incendie majeur a même ravagé un bâtiment historique près de la place San Martin, bien que son origine n'ait pas été clairement établie. Cependant, malgré l'intensité des affrontements dans la capitale, la répression est restée plus mesurée et encadrée que lors des manifestations en province, qui avaient connu un bilan humain tragique. La journée s'est néanmoins soldée par de nombreux blessés, dont 16 policiers, et plusieurs arrestations.
Le lendemain, les autorités mènent une intervention controversée à l'Université San Marcos, procédant à l'arrestation de plus de 200 manifestants qui y avaient trouvé refuge, révélant la détermination des autorités à étouffer toute tentative d'enracinement du mouvement dans la capitale qui pourrait faire basculer le rapport de force en faveur des manifestants.
Quand les mots deviennent des armes
La violence n'a pas seulement été physique pendant ces semaines de mobilisation. Elle s'est aussi manifestée dans les mots, révélant une fracture profonde au sein de la société péruvienne. Trois épisodes survenus dans le contexte des manifestations à Lima ont particulièrement illustré cette brutalisation du discours politique, mettant en lumière le fossé grandissant entre Lima et les provinces, entre les autorités et les manifestants. Ces moments, que j'ai suivis avec consternation après ma participation à la manifestation du 19 janvier, ont marqué un nouveau point de bascule dans la manière dont le conflit était verbalisé, abandonnant toute retenue au profit d’une rhétorique de l'exclusion et de la violence.
Le 24 janvier 2023, la présidente Dina Boluarte a suscité une onde de choc en prononçant une phrase lourde de sens : « Puno n'est pas le Pérou » (Puno no es el Perú). Cette déclaration, faite lors d'une conférence de presse, visait à minimiser l'importance des manifestations dans la région de Puno, épicentre de la contestation. En niant l'appartenance de Puno à la nation péruvienne, Boluarte a non seulement exacerbé les tensions existantes, mais a aussi renforcé le sentiment d'exclusion ressenti par de nombreux habitants des régions andines. Cette phrase malheureuse a cristallisé les griefs des manifestants contre le centralisme liménien et le mépris perçu des élites envers les provinces.
Quelques semaines plus tard, le 2 février 2023, le congressiste fujimoriste Juan Carlos Lizarzaburu a provoqué un tollé en qualifiant la wiphala de « nappe de restaurant chinois » (mantel de chifa) adopté par « des boliviens frustrés socialement ». La wiphala, un drapeau carré en damier arborant sept couleurs, est en réalité un symbole ancestral utilisé par divers peuples andins dans plusieurs pays d'Amérique du Sud. En Bolivie, s’est le deuxième drapeau national, tandis qu’au Pérou, elle est officiellement reconnue comme symbole des peuples quechuas, aymaras, uros et métis dans la région de Puno depuis mai 2022. Cette déclaration a été perçue comme profondément offensante et discriminatoire envers les peuples indigènes. Les propos de Lizarzaburu ont non seulement révélé une profonde méconnaissance de l'histoire et des cultures andines, mais ont aussi exacerbé les tensions entre la classe politique et les populations indigènes, déjà au cœur des manifestations.
Plus choquant encore, un incident survenu quelques jours plus tard dans les rues de Lima a révélé que cette violence verbale n'était pas l'apanage des élites politiques, mais s'était également banalisée au sein de la population ordinaire. Une vidéo de 19 secondes devenue virale montre une confrontation entre trois acteurs : une manifestante d'origine andine et rurale, un groupe de policiers, et un passant liménien de classe moyenne urbaine. La scène se déroule ainsi : la manifestante s'adresse aux policiers dans un discours éloquent, dont on n'entend qu'un fragment : « Je n'ai pas fait d'études mais je me rends compte, les personnes qui ont fait des études, qui sont allées à l'université, dites-moi... ». Face à elle, les policiers l'observent avec une indifférence lasse. C'est alors qu'un homme, accompagné d'un ami et une canette de bière à la main, traverse la scène entre la manifestante et les policiers. En passant, il se tourne vers les forces de l'ordre et, d'un geste dédaigneux envers la manifestante, lance avec désinvolture : « Tire-lui dessus, mec » (Metele bala, weón). La réponse de la manifestante est tout aussi significative : elle ne s'arrête pas et continue de parler, changeant simplement d'interlocuteur pour s'adresser directement à son agresseur : « Sans vergogne, tu manges de la sierra, tu te nourris de la sierra, et tu t'en réjouis, quelle honte... ». Face au tollé provoqué sur les réseaux sociaux, l'homme a été rapidement identifié et contraint de publier une vidéo d'excuses dès le lendemain mais le mal était déjà fait.
Ces trois épisodes m'ont profondément marqué. Ils révélaient une fracture béante au sein de la société péruvienne, bien plus profonde que je ne l'avais imaginé. D'un côté, des autorités et des élites qui semblaient nier l'existence même d'une partie du pays, de l'autre, des citoyens ordinaires prêts à encourager la violence létale contre leurs compatriotes. Je me suis alors interrogé sur la capacité du Pérou à surmonter ces divisions, et sur les moyens de reconstruire un dialogue national dans un climat aussi tendu.
Cette brutalisation du discours politique s’insinuant dans toutes les sphères de la société ne faisait que renforcer ma conviction que la participation citoyenne et le dialogue étaient plus que jamais nécessaires. Mais comment favoriser ces échanges quand les mots eux-mêmes semblaient être devenus des armes ? Cette question continuait de me hanter alors que je repensais à cette journée intense de manifestation, à Carlos Huamán Cabrera dont j'avais porté la mémoire, et à tous ces Péruviens, de Lima ou des régions, qui aspiraient à un changement profond de leur pays.
Clap de fin
Six mois jour pour jour après la première Toma de Lima, me voici de nouveau dans les rues de la capitale pour participer au nouvel épisode de mobilisation qui s’annonce. Cette troisième Prise de Lima, organisé le 19 juillet 2023, prend place dans un contexte bien différent de la première manifestation de janvier. La date choisie pour l’occasion revêt une dimension hautement symbolique, faisant écho à la grève générale du 19 juillet 1977 qui avait précipité la chute du régime militaire au pouvoir depuis 1968.
En dépit d’une mobilisation plus importante avec 21 000 manifestants à l'échelle nationale, contre environ 10 000 lors de la manifestation du 19 janvier 2023, cette manifestation est venue paradoxalement marquer la fin du cycle de contestation initié en décembre 2022. En réalité, ces chiffres masquent une transformation profonde de la composition sociale du mouvement. Si la mobilisation s'est élargie à de nouveaux acteurs, notamment issus des classes moyennes et de la société civile organisée, la participation des secteurs populaires a décliné. Cette évolution témoigne d'une certaine légitimation du mouvement au-delà de sa base initiale, même si l'énergie contestataire des premiers jours s'est indubitablement émoussée.
Depuis l’intérieur de la manifestation, le contraste entre les deux épisodes est saisissant. L'énergie n'est clairement plus la même. Fini le caractère spontané et parfois chaotique des premières mobilisations. La manifestation est désormais soigneusement orchestrée par les organisations syndicales et sociales qui ont pris le relais des mobilisations populaires spontanées. Si cette structuration accrue permet une meilleure organisation et témoigne peut-être d'une certaine maturation du mouvement, elle semble aussi avoir fait perdre à ce dernier une partie de sa force brute et de sa capacité de disruption. Ainsi, malgré quelques incidents isolés, la manifestation se déroule de manière globalement pacifique. La fougue persistante des chants et des slogans des manifestants semble masquer une résignation inavouée et le cortège avance à la manière d’une procession funèbre. Pourtant, le dispositif policier reste massif – 24 000 agents déployés –, rappelant cruellement que rien n'est réglé sur le fond et témoignant de la nervosité persistante des autorités. La stratégie de la Toma de Lima semble avoir atteint ses limites et la répression semble avoir eu raison de la mobilisation, laissant place à une forme de résignation teintée d'amertume.
Conclusions
Une société civile entre désespoir et combativité créative
En conclusion, le mouvement social qui s’est tenu de décembre 2022 à juillet 2023 au Pérou a marqué un tournant dans l'histoire récente du pays, laissant des cicatrices profondes dans le tissu social et politique péruvien. Malgré l'intensité durable de la mobilisation, le mouvement s'est progressivement essoufflé au cours de l'année 2023 sous l’effet de la répression brutale qui s’est abattue sur les manifestants. En mars, la majorité des barrages routiers ont été levés et le mouvement a ensuite connu une période d’accalmie relative. Des manifestations sporadiques ont repris en juin et juillet, mais sans retrouver l'ampleur du début de l'année. La répression a atteint son objectif à court terme, mais au prix d'un lourd tribut humain et d'une fracture durable de la société péruvienne.
Pour autant, la colère qui s’est exprimé à l’occasion de ce cycle de mobilisation n’a pas disparu loin de là. Celle-ci a même trouvé de nouvelles formes d'expression alliant créativité et humour, notamment lors des fêtes populaires. Lors du carnaval d’Ayacucho – ville particulièrement endeuillé lors des mobilisations – de février 2024, les groupes de danseurs (comparsas) ont utilisé des chansons satiriques traditionnelles (coplas), pour critiquer ouvertement Dina Boluarte et d'autres autorités, malgré les tentatives de censure. Des chars allégoriques faisant référence à Dina Boluarte ont défilé, bravant les tentatives initiales de blocage par un important contingent policier, et des danseurs déguisés en policiers anti-émeutes ont mimé la répression sous les rires de la foule. À Puno, une région fortement opposée au gouvernement, des masques à l'effigie de la présidente ont été brûlés lors de rassemblements populaires et des promenades d'ânes portant des images de Dina Boluarte et de députés ont été organisées, visant à ridiculiser les autorités.
Ces actes burlesques ont servi à la fois d'exutoire à la violence, à la colère et à la frustration de la population, tout en réaffirmant les revendications du mouvement de manière pacifique. Ils ont permis d'exprimer la critique politique sans confrontation directe avec les autorités. Néanmoins, la situation demeure tendue. Les victimes et leurs familles persistent dans leurs demandes de justice, tandis que le gouvernement s'efforce d'esquiver toute mise en cause de sa responsabilité.
Un an après, une impasse politique qui perdure
Sur le plan politique, la situation reste extrêmement instable depuis les mobilisations de 2022-2023. L'ancien président Pedro Castillo est toujours en détention provisoire à ce jour et le parquet a requis une peine de 34 ans de prison à son encontre pour rébellion, abus d'autorité et grave perturbation de la tranquillité publique.
Le rapport de force politique demeure très déséquilibré, avec un Congrès dominé par l'opposition fujimoriste de droite qui continue de s'opposer à l'exécutif, notamment sur toute proposition de réformes ou d’élections anticipées visant à résoudre le blocage institutionnel qui perdure. La confiance dans les institutions est au plus bas, le Congrès n'ayant que 7% d'approbation et la présidente Dina Boluarte seulement 5%. Cette dernière fait face à une impopularité record, 92% des Péruviens désapprouvant son mandat d’après un sondage récent.
En définitive, les tensions sociales restent élevées, alimentées par des appels pressants à des réformes pour répondre aux attentes populaires, tandis que le système politique semble figé dans une impasse. Cette crise de légitimité profonde engendre des craintes de nouvelles turbulences, le blocage actuel rendant incertaine toute perspective de renouvellement institutionnel rapide. Le pays se trouve ainsi condamné à vivre dans un état de crise latente, avec le risque de résurgences de mobilisations sociales d'ampleur. Cette situation souligne l'urgence d'engager des réformes pour répondre à la défiance envers les institutions et aux inégalités structurelles qui minent le pays.
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